L'industrialisation de l'alimentation

Cet article met en perspective les changements intervenus depuis une quarantaine d'années sur les méthodes de production alimentaire, et leurs conséquences sur notre rapport à l'alimentation.


L'industrialisation de la production de viande va de pair avec une industrialisation globale de l’alimentaire. À la sortie de la seconde guerre mondiale, un des buts économiques fixés par la France est d’augmenter sa production agricole. L’objectif était d’atteindre l’autosuffisance alimentaire et de pouvoir exporter significativement des denrées alimentaires. La reconstruction du pays et la reprise de l’économie passaient par une augmentation des calories disponibles pour nourrir les travailleurs. Les avancés technologiques et l’industrialisation de la production agricole (la « Révolution verte ») ont permis d’atteindre en Occident une situation d’abondance alimentaire. A cette fin, la France, en s'inspirant du modèle américain sous l'influence du plan Marshall, industrialisa sa production agricole (végétale et animalière) et créa l'Institut National de la Recherche Agronomique (INRA) en 1946. Dans son livre Bidoche, le journaliste Fabrice Nicolino dénonce l'influence de l'industrie sur le bien-être des animaux et la recherche de profit qui guident la production alimentaire. « Un système destiné à mieux nourrir le monde s'est emballé, échappant à tout contrôle social et moral. Il risque désormais d'entraîner les sociétés humaines dans un véritable gouffre. En 1945 en Europe, quarante ans avant en Amérique, chacun était pourtant d'accord sur une vision nouvelle de la viande. L'industrie semblait être l'avenir du monde. L'industrie commandait de découper en morceaux, au plus vite, des êtres sensibles et dignes d’intérêt et de compassion. L'industrie ne voulait plus entendre parler d'animaux mais de choses1 ». 

Paysannes autour d'un marchand itinérant
Paysannes autour d'un marchand itinérant

Le modèle agricole paysan d’avant-guerre, le petit exploitant travaillant sa terre, reposant sur un économie familiale avec plusieurs générations dans le même foyer se transforme pendant la période des « 30 glorieuses » en un système de production globalisé. La production agricole se mécanise et s’intensifie, les paysages changent, tandis que le nombre d’agriculteur baisse alors que la productivité augmente. Une révolution économique, industrielle, sociale et culturelle est en marche. La population s’urbanise, les campagnes se vident et les régions se spécialisent, se « sectorialisent » en bassin de production2. La Normandie devient une région productrice de lait, la Bretagne se spécialise dans la volaille et le porc, le bassin parisien dans les céréales. Un phénomène analogue se dessine à l’échelle mondiale. La mondialisation et la libération des marchés ont abouti à une spécialisation des pays dans une production agricole donnée, la plus optimale possible avec leur environnement. La culture du riz étant facilitée en Asie compte tenu des conditions climatiques, les asiatiques se sont spécialisés dans la production de cet aliment qu’ils exportent à l’étranger. D’autres pays se spécialisent dans la production de soja, comme en Amérique latine, ou dans la production de bétail comme en Océanie ou Amérique latine. L'internationalisation de la production agricole permit de réduire les coûts de ces matières premières. Les pays ayant su développer une production de soja, génétiquement modifié bien souvent, à grande échelle (avec ses conséquences : appauvrissement des sols, utilisation de pesticides, diminution de la forêt et de l'habitat des tribus locales...) l’exporte à l’étranger pour nourrir le bétail. Aujourd'hui, l'Union Européenne importe près de 80 % de ses protéines destinées à l'élevage, soit 37,2 millions de tonnes, dont 23,2 sous la forme de tourteaux. Ce soja vient du Brésil pour 56 % et de l'Argentine pour 38 %3. La production spécialisée des matières premières alimentaires et la mondialisation des échanges sont la clé de voute du secteur de l’alimentation ; on peut alors parler de filière « ou plutôt d’un ensemble de filières agro-industrielles4 ».


Les conséquences de l'industrialisation

Cette spécialisation du monde rural aboutit en France à une « dé-agriculturisation », à une prise de distance de la part des urbains du monde agricole. Ils se trouvent éloignés de l’origine de leur aliment et ne savent plus dans quelles conditions leur nourriture est produite. Aujourd’hui, les urbains sont encore plus déconnectés du monde agricole car les générations actuelles n’ont bien souvent plus leurs parents qui habitent à la campagne. Jadis la socialisation alimentaire pouvait passer par des parents résidant dans ce milieu et ainsi favoriser un rapport plus traditionnel à l’alimentation, plus ritualisé, et avec un certain regard sur la production animale et végétale. De nos jours, cette proximité qui reliait les urbains aux ruraux s’est déchirée : le divorce entre paysans et citadins ne se passe pas sans tensions, les uns étant accusés de pollution alors que les autres n’ont aucune connaissance de la réalité du milieu agricole.

 

De cette déchirure résulte une méconnaissance des animaux d’élevage et un phénomène d’anthropomorphisation des animaux de compagnie. L’industrialisation des productions animales a « chosifiée » les animaux d’élevage (appelés aussi animaux de rente) tandis qu’à l’opposé les animaux vivants à « l’état de nature » se trouvent personnifiés, comme par compensation5. Cette personnification des animaux se retrouve également dans les foyers avec l’augmentation significative des animaux domestiques. Les chiens et chats font l’objet de toutes les attentions des maîtres, le marché des pets food progresse considérablement. Jean-Pierre Digard analyse ce processus de personnification comme un moyen de « résoudre le dilemme moral que représente l’action d’élever des animaux pour les tuer6 ». Afficher avec ostentation un attachement aux animaux de compagnie permettrait de montrer qu’on ne mange pas tous les animaux et légitimerait ainsi l’élevage moderne d’animaux voués à la consommation humaine. Ce phénomène est du moins un signe démontrant que la gestion du meurtre alimentaire pose problème de nos jours.

Depuis les années 1980, l’agroalimentaire est le premier secteur industriel français. La consommation de produit alimentaire s’est massifiée avec le développement des supermarchés. Ces grandes surfaces de distribution offrent maintenant tous types de produit, de la viande bio à l’huile de moteur par exemple. Est désormais disponible toute une large gamme de produits alimentaires avec des marques différentes – et ils seront à ce titre « markétisés » – avec des qualités différentes – garanties parfois avec des labels – avec des conditionnements et des prix différents, des origines géographiques multiples, etc. Les aliments peuvent être prêts à la consommation, les légumes déjà épluchés, vendus en surgelé prêts à cuire : le temps de préparation des repas a ainsi considérablement diminué, en réponse à la baisse du temps accordé aux tâches ménagères, mais mordant du même coup sur « la fonction socialisatrice de la cuisine7 ».

 

Les aliments sont donc devenus un objet de consommation de masse, « conçus, emballés et commercialisé avec l’appui de toutes les techniques du marketing, du packaging, de la publicité8 », ce qui n’est pas sans poser de problèmes. En effet, l’alimentation est un bien qui se consomme, qui se mange, qui s’incorpore, et qui doit de ce fait être connu et identifié par le consommateur. On voit désormais se multiplier dans les rayons des grandes surfaces des Objets Comestibles Non Identifiés (OCNI, pour reprendre la formulation de Fischler9), des aliments sans passé ni origine connus, provenant de l’agro-industrie et de ses nouvelles techniques de production, de transformation et de conservation à renfort de chimie ou génétique. Face à cette offre aux origines mystérieuses, le consommateur est de plus en plus méfiant. Pour pallier à cette anxiété, on a vu se multiplier les labels de qualité, les appellations contrôlées, les produits bio ou bien encore les circuits courts et les Associations pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne (AMAP) pour rendre plus claires les origines des produits alimentaires. 

 

1 Fabrice Nicolino (2009), Bidoche : l'industrie de la viande menace le monde, Les Liens qui Libèrent, Paris, p. 377.

2 Jacinthe Bessière (2001), Valorisation du patrimoine gastronomique er dynamiques de développement territorial : le haut plateau de l’Aubrac, le pays de Roquefort et le Périgord noir, L’Harmattan, Paris, 364 p.

3 Fabrice Nicolino (2009), Op. cit. p. 108.

4 Claude Fischler (2011), « L’alimentation, une consommation pas comme les autres », Sciences Humaines, les Grands Dossiers, mars-avril-mai 2011, n° 22, pp. 35.

5 Jean-Pierre Poulain (2002), Sociologies de l'alimentation : les mangeurs et l'espace social alimentaire, PUF, Paris, Op. cit. p. 36.

6 Jean-Pierre Digard (2000), « La compagnie de l’animal », Sciences Humaines, août-septembre 2000, n° 108, pp. 38-41.

7 Jean-Pierre Poulain (2002), Op. cit. p. 37.

8 Claude Fischler (2011), « L’alimentation, une consommation pas comme les autres », Op. cit. p. 36.

9 Claude Fischler (1990), L'homnivore : le goût, la cuisine et le corps, Poches Odile Jacob, Paris, pp. 218-219.

Écrire commentaire

Commentaires: 1
  • #1

    Édouard (mercredi, 18 octobre 2017 04:14)

    Très bon article. Toujours encourageant d'en apprendre plus pour être plus conscient de cette situation et de nous aider à faire des choix éclairés. Merci