La "désanimalisation" de la viande

Par quels processus les animaux passent-ils du statut d'être vivant à celui d'aliment à consommer ? Cet article présente des pistes de réflexions sur les moyens mis en place pour accepter et camoufler cette violence.


Le mode de fonctionnement en chaîne des abattoirs, le cloisonnement des différentes pièces, la décomposition et la spécialisation des tâches ainsi que le flux continu d’animaux lors de la journée de travail favorisent l’oubli du statut d’être vivant des animaux, considérés alors comme un marchandise. L'environnement de travail des abattoirs relègue l'animal à une simple marchandise, gomme l'abattage, le « désanimalise ». Des règles d'hygiène strictes seront appliquées, le sang régulièrement rincé et nettoyé, les outils rangés dès la fin de leur utilisation.

Pistolet percuteur pour étourdir les animaux
Pistolet percuteur pour étourdir les animaux

Pour rendre le travail acceptable dans les abattoirs, pour atténuer la mise à mort des animaux, celle-ci sera partagée entre plusieurs personnes. Les animaux vivants arrivent dans un box où ils sont anesthésiés en étant assommés, mécaniquement ou avec un pistolet. Une personne se charge ensuite d’attacher l’animal par une patte arrière pour le suspendre la tête en bas à un rail automatique. Une troisième personne se charge alors de saigner l’animal assommé, déjà comme mort. La mort de l’animal est donc partagée au minimum entre deux personnes. Le premier anesthésie l’animal, l’autre saigne un animal inerte : chacun peut se décharger sur l’autre de la responsabilité du geste, comme on laisse planer un doute chez les tireurs d’un peloton d’exécution avec un fusil chargé à blanc.

Les animaux sont ensuite traités par les employés des abattoirs, chacun étant spécialisé dans une tâche précise : on emploi le terme « habiller une carcasse » ou « faire une bête » pour qualifier la transformation de l’animal mort en viande. Ce processus de désanimalisation est fortement marqué par le symbolique : plusieurs actes visent à retirer la part de vivant des animaux. On retirera toutes les attaches susceptibles de rappeler le passé vivant : le cuir, les abats, les excréments. Les animaux sont ensuite vidés au maximum de leur sang, à des fins sanitaires (hygiéniques et de conservation) mais aussi pour retirer le souffle vital, « l'anima, le principe vital1 ». Avant la généralisation des méthodes industrielles dans les abattoirs, les carcasses étaient esthétisées, sublimées, dans le sens « d'arracher la nature à sa nature », « "artialiser" le donné brut2 ».

 

Cette esthétisation se caractérise par un savoir-faire et par la mise en place de règles et d'un champ lexical « végétalisé ». On abat un animal comme on abattrait un arbre, on fleure une carcasse pour en décoller la peau. Cette végétalisation se poursuit jusque dans la distribution et la présentation de la viande, ornée de végétaux dans les présentoirs des boucheries. Au fil de ces processus, la vache est devenue du bœuf, le cochon du porc, la brebis du mouton. On ne parlera plus de chair ou de muscle mais de viande, de rumsteck, gigot, aloyau, jambon ; les abats seulement garderont leur nom anatomique. En étant déconnectée de son univers de production, la viande devient une marchandise et perd une partie de son enracinement naturel. Elle devient banale avec l'industrialisation, voire médiocre, et perd son caractère prestigieux qu’elle pouvait jadis avoir dans l’esprit des gens. Les steaks hachés, les saucisses knack industrielles, les escalopes de volailles ou le jambon blanc illustrent ce propos.

Steak haché protégé dans un emballage plastique ; on ne voit plus le produit à l'intérieur mais seulement sa présentation commerciale
Steak haché protégé dans un emballage plastique ; on ne voit plus le produit à l'intérieur mais seulement sa présentation commerciale

Deux logiques peuvent être identifiées d’après Noëlie Vialles quant à l’attitude adoptée envers la viande. On distingue les mangeurs « zoophages » des « sarcophages ». Les mangeurs sarcophages préféreront les viandes désanimalisées, où l’origine animale sera masquée le plus possible, où le caractère vivant sera nié afin de ne pas reconnaître l’animal dans la viande. Cette stratégie vise à déculpabiliser du meurtre alimentaire, permet de manger de la viande sans état d’âme, en restant dans l’ignorance de l’origine du produit. Les mangeurs zoophages quant à eux rechercheront à reconnaître l’aliment le plus précisément possible. Ils sont dans une position de carnivore plus affirmée et la reconnaissance de l’animal dans la viande peut être un gage de qualité, pour s’assurer que la chair sera plus « appropriée à sa propre conservation et prospérité3 ».

 

La logique zoophagique a tendance à décroître, en témoigne l’abandon progressif de la découpe des viandes dans les restaurants ou la présentation d’animaux entiers sur table. Norbert Elias explique ce phénomène par le « processus de civilisation » qui incite les individus à refouler ce qu’ils ressentent comme étant leur « nature animale ». La logique sarcophagique s’est développée parallèlement à l’industrialisation de la viande et à sa massification, les animaux étant reconnus comme de la matière première vivante. « La désanimalisation sarcophagique de la viande résulte à la fois d’une logique techno-économique et de la crise de la division homme/animal. Nous pouvons de moins en moins nous appuyer sur une logique zoophagique parce que nous pouvons de moins en moins croire à la réalité d’une césure claire et irréductible entre humanité et animalité4 ». En ces termes,  Claude Fischler montre que la tendance sarcophagique provient du changement dans les relations entre l’homme et l’animal, changement à la fois dû à l’industrialisation des productions animales (ces derniers considérés comme de la matière) et aux travaux scientifiques actuels (en éthologie notamment) qui modifient la perception du « propre de l’homme ».

 

1 Noëlie Vialles (1987), Le sang et le chair : les abattoirs des pays de l’Adour, Maison des Sciences de l’Homme, Paris, p. 139.

2 Alain Roger, cité par Noëlie Vialles (1987), Op. cit. p. 68.

3 Noëlie Vialles (2007), « Des invariant du régime carné », in Jean-Pierre Poulain et al., L'homme, le mangeur, l'animal : qui nourrit l'autre ?, Les Cahiers de l'Ocha, n° 12, Paris, p. 204.

4 Claude Fischler (1990), L'homnivore : le goût, la cuisine et le corps, Poches Odile Jacob, Paris, p. 133.

 

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