Le développement des abattoirs

Pendant toute la période du Moyen-Âge, les animaux étaient mis à mort publiquement sur les marchés en France. Ces marchés se situaient la plupart du temps au milieu des villes : les citoyens voyaient entrer les animaux de leur vivant et avaient ainsi l'assurance d'une viande fraîche abattue pour leur consommation, qu'ils ne mangeaient pas de la viande de cadavre1. Ce mode de fonctionnement s'est maintenu jusqu'à la Renaissance pour des raisons fiscales car l'entrée des animaux en ville était taxée. Pour être mangée, la viande doit donc provenir d’un animal tué à cet effet : on ne mange jamais d’animaux morts naturellement de vieillesse ou de maladie, rarement ceux morts par accident. 

Dépouille d'un bovin dans un abattoir (Lovis Corinth, 1893)
Dépouille d'un bovin dans un abattoir (Lovis Corinth, 1893)

Au XVIIIe siècle s’opère une rupture lorsque les soucis de nuisance et d’infection passèrent devant les peurs alimentaires. En 1810 par l’impulsion de Napoléon se créé des abattoirs dans les villes, aussi appelés « tuerie » ou « écorcherie », afin de cacher la mise à mort des animaux, de l’écarter des lieux publics. Les avancées technologiques du XIXe siècle et l’essor de l’industrie vont avoir une incidence significative sur la production de viande. Cette période se caractérise par des avancées scientifiques : la découverte des microbes par Pasteur, le développement de la chimie allemande par Liebig, la maitrise de nouvelles sources d’énergie avec le gaz et l’électricité, la révolution des transports avec le train et les bateaux à vapeur, etc. La découverte par Charles Tellier de la conservation des aliments par le froid et la fabrication artificielle de glace permirent en 1876 la première livraison en France de viande congelée en provenance d’Argentine2.

 

En 1830 apparaît le mot « zootechnie » pour définir la « science de la production et de l’exploitation des machines vivantes3 ». Basés sur une conception cartésienne des animaux, la production de viande et l’abattage se développent à l'échelle industrielle. C’est à Chicago qu’émerge l’industrie de la viande, conjointement à l’expansion des villes nord-américaines ainsi qu’à la massification et mécanisation de la production agricole. Un système industriel se met en place pour recevoir les animaux par voie de chemin de fer, abattre le bétail, découper, parer et conditionner la viande. Dans des conditions de travail difficiles, l’élevage et l’abattage deviennent anonymes par un processus de « mécanisation de la mort4 ». Le développement de l’abattage et de la découpe des animaux passant par une chaîne de production mécanisée lança l’organisation scientifique du travail, et inspira quelques années plus tard le secteur automobile qui développa le fordisme. La nourriture fut le premier bien de consommation courante à entrer dans une logique de production de masse de biens de consommation de masse, dont le corned-beef est l’illustration5.

Assemblage en chaîne de voitures
Assemblage en chaîne de voitures
Désassemblage en chaîne d'animaux...
Désassemblage en chaîne d'animaux...

Dans son étude portant sur des abattoirs du Sud-Ouest de la France, Noëlie Vialles démontre également que cette massification de l’abattage des animaux amène à une dissimulation des abattoirs, relégués à la périphérie des villes. Les lieux où sont mis à mort les animaux tendent à s'éloigner au fur et à mesure vers les banlieues urbaines, comme pour cacher l’activité des abattoirs. Parallèlement à ce phénomène, l’activité dans les abattoirs s’intensifie car la consommation de viande augmente : « […] désormais, l'abattage doit être industriel, c'est-à-dire massif et anonyme ; il doit être non-violent, idéalement : indolore ; il doit être invisible, idéalement : inexistant. Il doit être comme n'étant pas6 ». L'auteure évoque une « indifférenciation terrifiante que le citadin veut ignorer, justement parce qu'il la pressent, et que d'autres, diversement, cherchent à éviter7 ». Elle s’interroge sur le fonctionnement des abattoirs afin de comprendre comment la mise à mort de l’animal est acceptée et quels sont les processus de « désanimalisation » de la viande visant à passer du statut d’animal mort au statut d’aliment.

  

1 Madeleine Ferrières (2002), Histoire des peurs alimentaires : du Moyen Âge à l’aube du XXe siècle, Éditions du Seuil, Paris, p. 92.

2 François Ascher (2005), Le mangeur hypermoderne : une figure de l'individu éclectique, Odile Jacob, Paris, p. 109.

3 Fabrice Nicolino (2009), Bidoche : l'industrie de la viande menace le monde, Les Liens qui Libèrent, Paris, p. 109

4 Siegfried Giedon, cité par François Ascher (2005), Op. cit. p. 110.

5 François Ascher (2005), Op. cit. p. 111.

6 Noëlie Vialles (1987), Le sang et le chair : les abattoirs des pays de l’Adour, Maison des Sciences de l’Homme, Paris, p. 21.

7 Noëlie Vialles (1987), Op. cit. p. 32.

 

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