Des lectures de la modernité alimentaire

Un article un peu plus "technique" peut être, présentant les différentes lectures de sociologues étudiant l'alimentation et sa modernisation. Nous pouvons voir que ces transformations actuelles sont propices à l’émergence de nouvelles pratiques alimentaires, bonnes ou mauvaises, à vous de choisir...


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L’industrialisation, l’abondance alimentaire et leurs conséquences sur les pratiques alimentaires ont été analysées par plusieurs sociologues de l’alimentation. La modernité alimentaire a été analysée par Fischler qui démontra une déstructuration de l’alimentation avec la notion d’anomie ou de « gastro-anomie »1. Ce terme rend compte de la perte des règles structurant les prises alimentaires. Cet auteur constate une évolution des pratiques alimentaires, au niveau des systèmes culinaires, de la composition des repas, des horaires de repas et des rôles sociaux. Les conditions modernes donnent plus d'autonomie aux personnes mais elles favorisent en même temps l'anomie, l’absence de règles. L’alimentation est moins régie par les normes sociales, leurs pressions sur les habitudes de consommation s’affaiblissent, l’encadrement social des pratiques alimentaires diminue. La temporalité des journées alimentaires s’effrite et les prises alimentaires sont moins régulées par la commensalité. Le poids des traditions est moins présent : l’innovation culinaire est plus libre et moins encadrée par les normes traditionnelles. Or, l’encadrement des pratiques alimentaires permet de contrôler et de protéger les comportements en temporalisant l’acte alimentaire. De ce fait, cette perte de règles peut être perçue comme anxiogène pour le consommateur car il a la responsabilité de son alimentation, s’alimenter devient une décision individuelle. Il se trouve tiraillé entre des incitations à la consommation, véhiculées par la publicité et par le sentiment d’abondance alimentaire, auxquelles s’opposent des incitations diététiques et une culpabilisation de l’alimentation.

 

La modernité a tendance à massifier l’alimentation, du fait de l’industrialisation de la production alimentaire et des modes de distribution en self, restauration collective, fast-food, etc. D’après les travaux de Stephen Mennell, deux lectures de cette massification sont possibles : elle peut venir des consommateurs, de la population – ayant un goût ou trouvant une praticité dans les aliments modernes – mais elle peut aussi venir de l’industrie de la culture qui façonne le goût des personnes. On constate un phénomène de « fétichisme » alimentaire, avec pour témoin les formules « best of » qui standardisent les plats en un nombre limité, et un phénomène de régression des goûts, des produits et des manières de table qui ont été « arrêtées au stade infantile ». Malgré cette massification, ce phénomène d’homogénéisation des goûts, Mennell remarque un accroissement de la variété alimentaire ; le rapport que les mangeurs ont avec l’alimentation est de plus en plus identique mais ils mangent différemment, ce qu’il qualifie par la formule suivante: « les contrastes s’estompent, la variété s’accroît ». 

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La modernité alimentaire ne doit cependant pas être uniquement perçue négativement, comme la perte des valeurs structurant l’alimentation, mais plutôt comme une opportunité créatrice de nouvelles pratiques alimentaires. A l’absence de normes, le mangeur en invente des nouvelles, dans lesquelles interviennent des influences étrangères : des nouvelles formes alimentaires émergent, les cuisines se métissent, se recomposent. Face à la massification et à l’anomie qui caractérise la modernité alimentaire, le mangeur devient individualiste. Selon la lecture de Corbeau, le mangeur répond à l’anomie par une hausse de la réflexivité de son alimentation. Il se tourne vers l’exotisme culinaire, il métisse son alimentation via diverses influences étrangères, lui permettant ainsi de recréer ses propres normes et une certaine cohérence par rapport à l’alimentation. L’individu, en interaction avec les autres personnes, se recrée des normes pour faire face à la modernité alimentaire anxiogène, il bâtit ses propres règles. 

 

La culture culinaire française, alors assez traditionnelle et de type commensal – avec des repas structurés pris en commun – tend à se déplacer, dans ce mouvement de modernité alimentaire, vers une forme de vagabondage alimentaire, avec des prises alimentaires fractionnées tout au long de la journée. L’appareil normatif qui encadre les pratiques alimentaires perd de sa légitimité. La lecture de la modernité alimentaire de Poulain montre que derrière la massification s’opère une recomposition des pratiques. Le phénomène de mondialisation des marchés fait disparaître certains particularismes alimentaires des cultures mais permet l’émergence de nouvelles formes alimentaires. Il y a une diffusion entre différentes cultures de produits, techniques ou pratiques alimentaires, ce qui montre bien que, loin de détruire les cultures alimentaires, la modernité participe à une recomposition de l’alimentation. A cette approche dynamique et optimiste des changements modernes, on remarque que « si la mondialisation arase certaines différences, elle est en même temps moteur d’un processus de diversification- intégration »2. Les changements économiques contemporains et la transition vers une abondance alimentaire ont déréglés les pratiques et générés des nouvelles pathologies dont l’obésité est la plus visible. Les individus sont donc amenés à restructurer leurs pratiques alimentaires, à les réguler individuellement et collectivement. 

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Ce remodelage de l’alimentaire peut se faire d’un point de vue individualiste, comme le souligne l’interprétation de François Ascher, sur le modèle de la théorie du mangeur pluriel. Il remarque que les régimes alimentaires ont tendance à devenir des créations personnelles (comme le « VU6 », vegan until 6pm où l'on mange végétalien jusqu'à 18h) en intégrant des valeurs hédoniques, esthétiques, morales, symboliques ou éthiques. On peut parler « d’hypermodernité », d’une modernité plurielle à « n dimensions » où l’alimentation variera entre les groupes sociaux et les individus mais également au sein de « chaque individu qui, selon les circonstances, adopte tel ou tel comportement alimentaire »3.

 

D’après une étude sur l’alimentation des français4, les modèles alimentaires ont tendance à évoluer vers une simplification de la structure des repas : elle passe par une diminution du nombre de plats en supprimant un ou plusieurs éléments du repas. Les plats se simplifient vers une structure comprenant deux plats, entrée et plat principal ou plat principal et dessert. Les repas se sont concentrés : le petit-déjeuner n’est pas très copieux – il sera même souvent sauté ou réduit à une boisson chaude – le dîner est très simplifié tandis que le déjeuner sera le repas le plus important de la journée en volume. L’implantation horaire des repas est stable malgré une tendance au vagabondage alimentaire : les prises alimentaires hors repas seront néanmoins souvent localisées en milieu de matinée et en fin d’après midi, au moment du goûter. Les repas sont majoritairement partagés avec d’autres personnes, y compris les prises hors repas. On constate une baisse de la consommation du pain, de la viande et des charcuterie face a une augmentation de la soupe et des légumes à plus moindre échelle.

 

1 Claude Fischler (1990), L'homnivore : le goût, la cuisine et le corps, Poches Odile Jacob, Paris, pp. 212-216.

2 Jean-Pierre Poulain (2002), Sociologies de l'alimentation : les mangeurs et l'espace social alimentaire, PUF, Paris, p. 33. 

3 François Ascher (2005), Le mangeur hypermoderne : une figure de l'individu éclectique, Odile Jacob, Paris, p. 244.

4 Jean-Pierre Poulain (2001), Manger aujourd'hui : attitudes, normes et pratiques, Privat, Toulouse, 235 p. 


Les photos en illustration proviennent du livre Hungry Planet: What the World Eats de Peter Menzel et Faith D'Aluisio


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